Mireille Pilotto, traductrice et réviseure – Chronique linguistique – juin 2021 

La langue échappe-t-elle aux diktats politiques ? Il semble bien que non. Le banal et discret adjectif durable en représente un bon exemple.

Jusque vers la fin du 20e siècle, on employait durable pour signifier : qui peut durer longtemps, qui est stable et constant dans le temps. Ainsi, depuis près de soixante-quinze ans, on espère qu’une paix durable s’installera en Israël et en Palestine. Le récent épisode « explosif » survenu dans ces territoires nous rappelle que, malheureusement, seule la discorde semble durable entre ces deux nations.

Devant la nécessité de traduire l’expression sustainable development, un concept passe-partout forgé dans les années 1980 par l’Union internationale pour la conservation de la nature, on a proposé de qualifier le développement de durable, en chargeant cet adjectif d’un tout nouveau sens : « qui vise à satisfaire à des principes de respect à long terme de l’environnement physique, social et économique » ou « qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ».

Développement durable – Adobe Stock

En réalité, sustainable aurait dû être rendu par responsable ou encore écoresponsable, selon le contexte. De fait, une personne ou une entreprise peuvent être responsables, mais pas un objet ou une activité – cette nuance tend toutefois à s’estomper dans le français contemporain.

Par ailleurs, comme l’écologie englobe tout ce qui touche le vivant, qu’il soit sauvage, rural ou urbain, toute action humaine individuelle ou collective qui respecte les exigences de la nature peut être qualifiée d’écoresponsable. En ce sens, les adjectifs viable et soutenable sont aussi appropriés.

Maintenant, quand on y réfléchit bien, le premier terme de l’expression cloche également, car le développement joue ici un rôle de fourre-tout lourdement connoté dans les domaines de la politique et de l’économie puisqu’il désigne le plus souvent des activités menant essentiellement à la réalisation de profits.

Alors, le développement durable ne signifie donc que la poursuite d’une croissance économique infinie dans le temps… On a propulsé sur le devant de la scène un oxymoron [association de deux mots dont le sens semble contradictoire] qui peut camoufler toutes sortes d’opérations industrielles ou financières plus ou moins nettes sur le plan environnemental.

Certains avancent que le choix d’attribuer un nouveau sens à durable avait surtout pour but de ne pas bousculer les grandes entreprises pétrolières, minières, agroalimentaires, etc., bref les exploitants de ressources et transformateurs tous azimuts, et de rassurer les pays dits « en développement ». Autrement dit, le développement durable balaie sous le tapis toute menace de changement à l’ordre établi par l’économie néolibérale, car il ne remet pas en question le concept de la croissance économique.

Signes de l’emprise de l’expression dans la sphère publique et politique : l’Office québécois de la langue française l’a entérinée en rédigeant un Vocabulaire du développement durable ; le gouvernement du Québec a adopté une Loi sur le développement durable et intégré ce concept à l’appellation d’un ministère qui gère aussi l’environnement et les parcs.

En somme, devant le fait accompli, le locuteur avisé réfléchira à deux fois avant d’appliquer le qualificatif durable à des procédé, activité, produit ou entreprise et il optera plutôt pour responsable, écoresponsable, viable, soutenable, écologiquement viable, respectueux ou soucieux de l’environnement, propre, raisonné, économiquement équitable. Par conséquent, au lieu du développement durable, pourquoi ne pas promouvoir la croissance raisonnée et la production écoresponsable ?

En toute circonstance, on gagne à demeurer critique à l’égard des mots qui deviennent soudainement « tendance ». À mon avis, résister aux modes constitue toujours une forme de conscience sociale.

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